Pétrole, phytosanitaire, amiante, l’influence des guerres dans l’appréciation des risques sanitaires

L’actualité agricole résonne particulièrement avec mon expérience passée dans ce milieu et mes activités actuelles dans la stratégie de gestion des risques et des crises.
La taxation des produits pétroliers et la règlementation de l’usage des produits phytosanitaires s’invitent au cœur d’un débat qui semble vouloir opposer agriculture et écologie, pourtant intimement liés.
J’y vois un parallèle surprenant avec l’évolution des usages de l’amiante au travers du XX° siècle ainsi que l’influence des guerres militaires et économiques dans l’acceptation des risques sanitaires.
Histoire de paradoxes sanitaires
En 1906, une épidémie de maladies pulmonaires parmi les ouvrier.e.s de carrières et filatures d’amiante permet la prise de conscience de la dangerosité de ce matériau dont l’usage s’est développé de manière exponentielle depuis la révolution industrielle. L’amiante est utilisée massivement dans la construction, la mécanique et le transport.
Les études se multiplient pour comprendre les mécanismes du risque jusqu’à identifier un potentiel cancérogène. Mais la seconde guerre mondiale, gourmande en matériaux de guerre et de (re)construction, détournera largement l’attention de ce risque perçu comme lointain et limité à la sphère professionnelle.
En 1965, des mineurs manifestent à Bastia contre la fermeture des mines d’amiante de Canari. Jugées insuffisamment rentables par leurs exploitants qui pointent, entre autre, les contraintes sanitaires nationales.
En 1996, ce sont pourtant leurs familles qui, fédérées aux côtés de nombreuses victimes de l’amiante, ont combattues pour remporter l’interdiction totale de l’amiante que l’on sait désormais au centre d’une large problématique de santé publique.
Les anciennes carrières ont laissé place à des sites considérés comme pollués et surveillés à cet égard. Plus d’un bâtiment sur deux en France contient des matériaux amiantés avec lesquels l’industrie immobilère et du bâtiment doit composer pour préserver la santé des ouvriers du bâtiment comme des occupants de ces immeubles.
En 2024, des agriculteurs dénoncent l’augmentation des taxes pétrolières et la remise en question des usages de produits phytosanitaires.
A l’occasion de ces manifestations, certains iront jusqu’à faire exploser des bureaux de l’agence de l’environnement (DREAL) et incendier des locaux de la Mutualité Sociale Agricole, chargée de la préservation de leur santé et de leur protection sociale.
Ce sont pourtant ces mêmes travailleurs qui, exposés en première ligne, sont reconnus par la médecine et des tribunaux comme les premières victimes des risques liés à l’usage de certaines de ces substances.
Dans le même temps, si l’agriculture est impactée par l’évolution des taxes sur les produits pétroliers, elle est également frappée de plein fouet par des sécheresses et catastrophes climatiques induites par le changement climatique. Un phénomène auquel elle contribue pourtant à hauteur de 20% des émissions de gaz à effet de serre dont 13% de cette part incombe au carburant de ses engins.
Le trouble de ces utilisateurs victimes et défenseurs de leurs moyens de subsistance est alimenté par l’inertie de décennies de pratiques agro-industrielles et une quantité massive de contre études financées par leurs fournisseurs.
Mais plusieurs scandales sanitaires ainsi qu’une crise systémique forcent l’Europe à légiférer sur l’usage des produits pétroliers et phytosanitaires sur fond de guerres qui ont faites le terreau de l’agro-industrie.
L’agro-industrie, héritière des grandes guerres
Les guerres, connues pour leur force d’innovation, sont le berceau des méthodes et des moyens de l’agriculture des soixante dernières années.
Comme les fabricants de chars d’assauts se sont reconvertis dans la fabrication de machines agricoles, certaines substances découvertes ou employées dans le développement d’armes chimiques ont, en temps de paix militaire, été réemployées ou reformulées pour la conception de produits phytosanitaires. L’usine Bayer de Leverkusen produisait notamment du gaz chloré de combat. Monsanto, racheté par Bayer, fournissait entre autres toxines employées dans les herbicides et insecticides, l’agent orange employé par l’armée américaine dans la guerre au Viêt-Nam.
Composante de l’industrie agricole, les produits phytosanitaires ont permis, avec la mécanisation, d’augmenter le volume de production alimentaire et la disponibilité des produits. Si le prix de ces denrées s’est vue diminué au regard du portefeuille du consommateur, le coût pour les producteurs s’est accrue.
Le lancement de l’industrie agricole, soutenu par le plan Marshall, s’est poursuivit par le financement des banques et autres subventions européennes pour l’achat et le renouvellement constant d’équipements de production dans une course à la productivité.
De nos jours, la majorité des exploitations agricoles sont engagées dans ce modèle qui s’impose par une offre de prix de produits bas face à un coût énergétique et foncier de plus en plus élevé pour des sols rendus dépendants aux apports en produits phytosanitaires.
Cette dépendance chimique est aussi économique et sociale. Les exploitants agricoles sont tenus au remboursement de leurs créances, à l’usage de carburants, et au maintien de leur compétitivité qui leurs laissent peu de marge pour vivre de la vente de leurs produits à des consommateurs eux-même limités dans leur pouvoir d’achat.
Une limite structurelle parait incontournable mais les conflits d’intérêts questionnent la légitimité et la proportion de la part de chacun des bénéficiaires intermédiaires face à l’inflation du prix de vente des denrées alimentaires.
Car l’agro-industrie s’est également développée avec la grande distribution et les grandes surfaces. Installées en périphéries urbaines, leurs grands parkings ont progressivement concentré la consommation des ménages à l’époque où la voiture individuelle se démocratisait, elle aussi grâce aux avancées technologiques des grandes guerres. De fait, ces nouveaux acteurs ont crée une distance entre les fermes et les consommateurs.

La loi EGALIM ambitionne d’arbitrer ces conflits d’intérêts intérieurs entre producteurs, agro-industriels et distributeurs. Mais l’industrialisation de l’agriculture à ouvert le marché à l’échelle internationale sur laquelle les acteurs se livrent désormais une guerre économique avec les machines et produits issus de la guerre militaire.
Dans ce contexte, les lois territoriales sont perçues comme autant d’handicaps par des agriculteurs engagés malgré eux dans ce conflit international.
Comme l’amiante, pourtant connue en son temps pour avoir tué et menacé la santé publique, s’est vu accorder un sursis pendant la seconde guerre mondiale et les trente glorieuses. Aujourd’hui, des produits phytosanitaires et carburants reconnus comme dangereux au regard des risques professionnels, écologiques et de santé publique, se voient accordés un sursis au motif d’une guerre économique et sociale.
Syndrome de Stockholm
Point commun flagrant aux sujets de l’amiante et des moyens de l’agro-industrie : tel un syndrome de Stockholm, la remise en question de leur usage est défendue au premier rang par ceux-là même qui en sont les premières victimes
Les guerres militaires, les conflits économiques et sociaux nous placent face à une urgence. Les risques sont perçus physiquement, psychologiquement. Il est question d’intégrité physique, de sécurité et de confort. Notre cerveau reptilien est sollicité pour apporter une réponse intuitive et rapide à la menace perçue en privilégiant les besoins élémentaires : protéger, nourrir, loger notre foyer.
Acceptation du risque amiante
La lutte contre la fermeture des mines d’amiante de Canari a été portée par des ouvriers actifs, soucieux du maintien de leur source de revenu pour subvenir aux besoins immédiats de leurs familles.
Entre un impact sanitaire à retardement et le besoin immédiat de se construire un toit en obtenant un revenu, ce choix cornélien s’est fait plus ou moins consciemment en faveur de l’amiante, jusqu’à ce que les conditions économiques et sociales permettent à l’ensemble de la population et des acteurs économiques de s’autoriser un changement de pratiques.
En 1965, les maladies de l’amiante se faisaient chroniques. Plusieurs dizaines d’années pouvaient-être nécessaires pour voir apparaitre un mésothéliome encore mal connu (il faudra attendre 1977 pour que toutes les formes d’amiante soient reconnues cancérogènes).
La reconnaissance du caractère professionnel de cette maladie résulte du combat de familles de victimes souvent décédées ou retraitées d’entreprises dont les actifs avaient déjà été redirigés vers de nouvelles activités.
Il aura fallu ces dizaines d’années pour que l’amiante, matériaux très employé dans la reconstruction d’après guerre, soit finalement interdite au regard des conséquences sanitaires qu’elle engendrait pour l’ensemble de la population.
L’héritage est lourd, de ceux qui ont été les premières victimes de ces usages. Quelles autres options auraient pu être envisagées ? Quelle société aurait émergé de ces choix alternatifs ? Nous ne le saurons probablement pas. Car d’autres pays et continents maintenus dans les mêmes conditions continuent de produire et maintenir leur production et consommation d’amiante.
Il est en revanche intéressant de constater que d’autres pays et continents avec une histoire différente ont su s’en passer. Comme nous parvenons aujourd’hui à le faire. Le contexte et donc les usages sont différents. Certains regrettent l’efficacité, la polyvalence et le faible coût de l’amiante. Pourtant, tout usage a trouvé une alternative et nous sommes parvenus à maintenir la construction et la production sans ce composant.
Résignation face au modèle agro-industriel
Pourrait-il en être de même pour les produits phytosanitaires et carburants agricoles ?
L’histoire a placé ces substances et les moteurs thermiques au cœur de l’agriculture industrielle dont les agriculteurs et les consommateurs dépendent chaque jour pour répondre à un besoin vital de production et d’alimentation.
Leur remise en question touche inconsciemment à notre survie.
Comme pour l’amiante, les risques liés à l’usage des carburants agricoles et produits phytosanitaires apparaissent secondaires face à des enjeux perçus comme des impératifs de survie.
Agriculture biologique, raisonnée, circuits courts, consommation de saison, électrification, hydrogène … des alternatives existent mais peinent à être perçues dans l’urgence et un monde agricole largement dominé par un modèle industriel d’après guerre.
Il est question de conjoncture et de mentalités qui nécessitent du temps, du courage et un effort laborieux pour s’extraire vers un nouvel équilibre et un monde plus vertueux.
Espérons que le temps nécessaire laisse un minimum de traces et d’effets sur les systèmes dont dépend notre avenir et celles des générations à venir.